C'est libre que je suis meilleur

Alberto Giacometti

Je ne peux pas simultanément voir les yeux, les mains, les pieds d’une personne qui se tient à deux ou trois mètres devant moi, mais la seule partie que je regarde entraîne la sensation de l’existence du tout.

Alberto Giacometti

Alberto Giacometti grandit en Suisse dans le Val Bregaglia, à quelques kilomètres de la frontière italo-helvétique. Son père, Giovanni Giacometti (1868-1933) est un peintre impressionniste estimé des collectionneurs et des artistes suisses. Il partage avec son fils ses réflexions sur l’art et la nature de l’art. Alberto Giacometti réalise à 14 ans, dans l’atelier de son père, sa première peinture à l’huile, Nature morte aux pommes (vers 1915) et son premier buste sculpté, la petite Tête de Diego sur socle. Son père et son parrain, le peintre symboliste Cuno Amiet (1868-1961), sont deux figures essentielles dans le développement artistique du jeune Alberto. En 1922, Giacometti part étudier à Paris et entre à l’Académie de la Grande-Chaumière, où il suit l’enseignement du sculpteur Antoine Bourdelle (1861-1929). Des dessins de nus témoignent de cet apprentissage, et, comme ses premières sculptures cubistes, de l’influence de Jacques Lipchitz et de Fernand Léger. Giacometti adhère au mouvement surréaliste d’André Breton entre 1930 et 1935, mais les procédés surréalistes jouent une importance continue dans sa création : vision onirique, montage et assemblage, objets à fonctionnement métaphorique, traitement magique de la figure.
La Tête qui regarde le fait remarquer par le groupe en 1929, et la Femme qui marche de 1932, conçue comme un mannequin pour l’importante exposition surréaliste de 1933, figurera dans sa version actuelle sans bras ni tête à l’exposition surréaliste de Londres en 1936. Une version peinte de la construction sur plateau intitulée Le Palais à 4 heures du matin évoque l’aspect théâtral de son univers onirique.
Membre actif du groupe de Breton, Giacometti s’y impose vite comme l’un de ses rares sculpteurs. En créant en 1965 pour une rétrospective à Londres une dernière version de la Boule suspendue et en en donnant une version peinte, Giacometti montre la persistance de son lien avec le mouvement.
La question de la tête humaine fut le sujet central de la recherche de Giacometti toute sa vie, et une des raisons de son éloignement du groupe surréaliste en 1935. Pour lui, à cette date, la représentation d’une tête, qui semblait un sujet banal, était loin d’être résolue. La tête et surtout les yeux sont le siège de l’être humain et de la vie dont le mystère le fascine.
C’est en Suisse où il s’abrita pendant la période de la guerre que Giacometti conçoit en 1944-45 la sculpture qui sera le prototype de ses figures debout d’après-guerre : la Femme au chariot, qui représente l’image, de mémoire, de son amie anglaise, Isabel.
Debout, faisant face et les bras le long du corps, le visage sans expression, cette sculpture est exemplaire de la recherche de Giacometti de 1945 à 1965 sur l’espace de la représentation : les figures sont placées sur des socles qui les isolent du sol, ou inscrites dans des « cages » qui dessinent un espace virtuel. Certaines compositions comme La Clairière sont posées sur des plateaux en lévitation – il s’agit, là aussi, d’établir un espace parallèle au nôtre. Les figures féminines debout sont des silhouettes allusives, réduites parfois à un trait, et toujours approchées par étapes successives qui se traduisent par des séries.
Les Quatre femmes sur socle et les Quatre figurines sur piédestal sont deux propositions de quatre femmes debout vues à des distances et dans des circonstances différentes. Avec les Trois hommes qui marchent, Giacometti cherche à saisir en sculpture la vision fugitive de figures en mouvement. En 1950, Giacometti réalise une série de sculptures qui traduisent l’image d’une clairière où les arbres seraient des femmes et les pierres des têtes d’homme, image qu’il poussera plus tard jusqu’à son point ultime, en grandeur réelle.
Giacometti travaille le fragment comme évocation du tout, comme le surgissement d’une vision dans l’espace du spectateur. En 1921 et en 1946, il est le témoin de deux morts qui lui laissent un souvenir indélébile.
Au chevet du premier mourant, il est fasciné par son nez qui lui semble s’allonger tandis que la vie s’échappe. Devant le cadavre du deuxième, il retient la tête jetée en arrière, la bouche ouverte, les membres squelettiques et la terreur ressentie à l’idée que le mort a envahi l’espace et que sa main puisse traverser les murs pour venir l’atteindre. Poursuivi par des visions de têtes en suspension dans le vide, il s’attache à les traduire en sculpture.
Fasciné depuis l’enfance par le regard, il est renforcé dans l’impression que la vie se trouve dans les yeux. De cette époque, il déclare : « Je ne peux pas simultanément voir les yeux, les mains, les pieds d’une personne qui se tient à deux ou trois mètres devant moi, mais la seule partie que je regarde entraîne la sensation de l’existence du tout. »
Jean-Paul Sartre, que Giacometti rencontre entre 1939-1941, est l’auteur de deux essais fondamentaux sur l’art de Giacometti publiés en 1948 et en 1954, sur la question de la perception.
Tout aussi importantes sont ses conversations avec le traducteur japonais de Sartre, Isaku Yanaihara, professeur de philosophie qui posa pour lui de 1956 à 1961. En 1948, l’Etat français qui souhaitait honorer les intellectuels et artistes français, avait passé commande à Giacometti d’une médaille consacrée à Jean-Paul Sartre ; cette médaille ne fut pas exécutée, il n’en reste que des dessins.
De 1951 à sa mort, Giacometti exécute une série de « têtes noires », qui avec quelques têtes sculptées anonymes, donnent corps au concept d’homme « générique », que Sartre résumera en 1964 dans son roman Les Mots par la formule : « Tout un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n’importe qui. » C’est la contribution capitale de Giacometti à l’histoire du portrait au XXème siècle.
Les portraits de Giacometti, peints et sculptés, sont la traduction du modèle en tant qu’irréductible altérité, jamais saisissable dans son intégralité. Dégagés de toute émotion ou expression, ces portraits sont le réceptacle de ce que le spectateur y apporte. Pour l’artiste, il s’agit de capter et rendre la vie frémissante du modèle et non sa psychologie. La cuisinière de sa mère, Rita, devient sous le pinceau de Giacometti un personnage hiératique dégagé de tout contexte sociologique.
Ses modèles favoris sont ceux qui vivent à ses côtés : Annette, son épouse depuis 1949, et Diego, son frère et assistant, qui servent de support à ses recherches les plus avancées. Travaillant de mémoire, il fait surgir leur image au sein d’un espace imaginaire. Travaillant d’après modèle, il refuse la perspective classique pour restituer le modèle posant tel qu’il le voit – dans son aspect parcellaire ou déformé, toujours changeant. Leurs traits distinctifs se dissolvent et parfois se fondent, ou se réduisent à l’essentiel. Giacometti représente aussi des modèles occasionnels, à condition qu’ils acceptent de poser pendant des heures devant son pinceau : l’industriel et collectionneur anglais Sir Robert Sainsbury, l’intellectuelle raffinée Paola Carola-Thorel, l’artiste Pierre Josse. Chaque séance de pose suscite une nouvelle succession de perceptions, qui l’artiste cherche à accumuler sous son pinceau. Caroline, jolie femme à la personnalité complexe qui fréquente le milieu du banditisme et pose à partir de 1960, est présentée sous trois aspects très différents : déesse lointaine, figure totémique et dangereuse, beauté sculpturale.
Eli Lotar, cinéaste et photographe, est le dernier modèle masculin de Giacometti. Lotar avait fait partie de l’avant-garde surréaliste dans les années 1930. Après-guerre il ne connaît que des échecs et tombe dans la misère ; il vit alors de la générosité d’anciens amis comme Giacometti, qui lui donnait de l’argent en échange de menues courses ou de poses.

Source: Fondation Giacometti

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